Traversée du Salar d’Atacama
Neuf jours après avoir terminé ma traversée du Salar d’Uyuni je suis reparti dans le désert. C’est ainsi que le 03 aout 2019 je me suis lancé dans la traversée du Salar d’Atacama au nord du Chili, à pied, en solitaire et en totale autonomie. Après 5 jours de solitude dans le désert et 90 km parcourus entre San Pedro de Atacama et la Laguna La Punta, j’arrivais enfin de l’autre côté du désert. L’autonomie totale a signifié durant cette expédition n’avoir aucun ravitaillement de nourriture ou d’eau en chemin ainsi qu’aucun moyen de communication avec le reste du monde (pas de balise de détresse ou téléphone satellite). Mes seuls alliés pour traverser les 90 km de désert ont été mes jambes, les ressources alimentaires et l’équipement dans mon sac ainsi qu’un GPS pour connaître ma position quotidienne et une boussole pour m’assurer de garder le bon cap.
Voyage au coeur de l’inscouciance
Je suis reparti encore plus insouciant que je ne l’étais lors de ma traversée du Salar d’Uyuni. Cette deuxième marche dans le désert n’était à l’origine pas prévue, elle s’est presque imposée à moi. Au retour de ma première traversée en Bolivie, après neuf jours de repos, l’ennui commençait à me gagner. La beauté du désert est quelque chose dont on ne se détache pas facilement. C’est alors que j’ai commencé à regarder les grands espaces environnants. Le Salar d’Atacama m’est apparu comme le théâtre parfait pour une deuxième traversée. Je me suis rendu à San Pedro de Atacama en bus depuis la ville d’Uyuni. Sur place j’ai cherché une carte papier de la région et j’ai réservé un tour avec un groupe de touristes pour être emmené à certains points du désert. Pendant que le groupe prenait des photos, je repérais les lieux, évaluais le climat et le terrain, tentais de mémoriser les sommets pour m’en servir comme points directeurs de ma traversée. Ces quelques jours de préparation restaient toutefois maigres et sommaires en comparaison aux mois de travail effectué pour la traversée du Salar d’Uyuni.
Le 03 aout 2019, je suis parti de San Pedro de Atacama et j’ai entamé cette marche de cinq jours dans le désert. Le premier jour j’ai descendu une route qui relie San Pedro de Atacama à deux lacs dans le nord du désert. Le manque de préparation m’a très vite rattrapé. J’avais fait le choix de ne pas emporter ma popote et ma bombonne de gaz pour échanger ce poids avec celui de mon appareil photo. Les plats lyophilisés pouvant être réhydratés à l’eau froide je n’avais pas besoin d’équipement pour faire chauffer de l’eau. Seulement, lors de la préparation de mon équipement faite rapidement dans une auberge de jeunesse, j’oubliai ma fourchette dans ma popote laissée de côté. Le premier repas de cette traversée eut lieu avec les mains. J’ai rapidement réalisé que manger avec les mains n’était pas une alternative viable puisque ne pouvant me les laver, elles seraient rapidement pleines de microbes. J’ai donc fait le deuxième repas avec le carton de mon papier toilette en guise de cuillère. Il s’est transformé en papier mouillé et mou après seulement quelques bouches. Les repas suivants se sont tous déroulés de la même façon : je faisais couler cette nourriture froide (et souvent mal réhydratée puisque pour économiser mes ressources je mettais moins d’eau dans les sachets que la quantité préconisée) dans ma gorge. Au-delà de repas atypiques, cette première journée fut des plus normales.
À la tombée de la nuit alors que mon camp était installé à une vingtaine de kilomètres de la ville, et encore tout proche des deux lacs touristiques, des gardiens sont venus me rendre visite. Je prenais des photos de mon camp de nuit, et ma lampe frontale qui me permettait d’éclairer ma tente afin de la rendre visible sur les photos a trop bien rempli sa fonction. Dans l’obscurité de ce désert, je n’aurais pu choisir de meilleur moyen de communiquer ma présence. Dans cette nuit noire, ma tente était un véritable sapin de Noël, c’est donc tout naturellement que les gardiens se sont invités à la fête. Les phares d’une voiture se sont approchés. Cette nuit-là je me suis fait repérer à cause de mon manque de connaissance du terrain. Je ne savais pas que ce désert était composé de grandes parcelles de terrains privatisées et surveillées jour et nuit. Heureusement les gardiens ont rapidement compris qu’au milieu de la nuit j’étais dans l’incapacité de trouver un autre abri où dormir. Je leur promis de rester silencieux, de ne pas faire de feu et de lever le camp à l’aube ; en somme de passer la nuit respectueusement. Ils acceptèrent que je reste. Je remercie leur sympathie, cependant à ce moment-là je ne désirais plus qu’une seule chose : m’enfoncer le plus loin possible dans le désert pour y retrouver la tranquillité du vide. Le lendemain je repris mon chemin, toujours vers le Sud.
Le début des ennuis …
À mesure que j’avançais dans le désert, je découvris des rochers à perte de vue, chose que je n’avais absolument pas prévue. Moi qui pensais fouler le sol de ce désert d’un pas assuré, je fus dépassé par les évènements. Ces rochers, mélange de sel et de terre, sont coupants et cassants. Parfois ils tiennent sous le poids de votre corps et du sac, mais il arrive aussi qu’ils se brisent. Cela me faisait perdre l’équilibre et chuter, parfois trois ou quatre fois dans la même matinée. L’une de mes chutes me valut une belle entaille à l’avant-bras, qui légèrement plus profonde m’aurait ouvert les veines. Marcher sur ces rochers sans chuter demandait une concentration qui m’épuisait. Chaque pas devait être réfléchi et sollicitait beaucoup d’appuis. Ce jeu d’équilibriste me ralentissait à tel point qu’une matinée je mis quatre heures à parcourir cinq kilomètres. Le bilan de la troisième journée de marche était d’un peu moins de quinze kilomètres. Au-delà d’être ralenti ce qui m’inquiétait le plus était de me blesser lors d’une chute sur ces rochers aiguisés. N’ayant aucun moyen de communication, une entaille au mauvais endroit ou une fracture de la jambe au milieu de ces champs d’astéroïdes (j’aimais les appeler ainsi) aurait pu être catastrophique. Heureusement dans le désert l’Homme marche toujours sous le regard des dieux. Et cette fois ils me voulaient du bien, semble-t-il.
À la fin du troisième jour, je n’étais pas encore au point que j’étais supposé atteindre en deux journées de marche. J’avais tout juste dépassé le kilomètre quarante, je me trouvais pratiquement au milieu du désert. La fin de ma traversée se trouvait au sud à un peu moins de cinquante kilomètres et il me restait deux jours d’eau et de nourriture. Faire ces cinquante kilomètres sur ces rochers en deux journées de marche me parut impossible. Et le manque de préparation fit que je ne connaissais pas réellement le terrain. J’étais incapable de savoir jusqu’où continueraient ces rochers. Peut-être qu’ils se termineraient un peu plus au Sud et que le reste du désert serait une zone plate franchissable en peu de temps.
Un autre élément était à prendre en compte. À une quinzaine de kilomètres de là où j’étais en cette troisième soirée se trouvait une réserve de flamants roses où se rendent de nombreux groupes de touristes. Je le sais pour y être allé avec un groupe avant mon départ. Je connaissais bien l’endroit et savais qu’une voiture pouvait me ramener à San Pedro de Atacama. Un dilemme s’offrait donc à moi : être prudent et me rendre à cette réserve le lendemain, ou tenter de terminer l’aventure au risque d’affronter cinquante kilomètres de rochers qui me prendraient certainement plus de temps que les deux jours de réserve en eau qu’il me restait. Me rendre à la réserve aux flamants roses signifiait qu’il ne me resterait plus qu’une journée de marche. Je n’aurais donc plus besoin de transporter mes réserves en eau et en nourriture pour deux jours. Je pourrais ainsi me délester d’une journée de provision maintenant et garder l’autre pour le lendemain. En somme, faire le choix d’aller vers cette réserve le lendemain m’écartait du risque de finir bloqué sans eau au milieu de ces rochers et me permettait de me délester d’une journée de provision en faisant un festin sous la tente.
Évidemment mon corps me cria toute la nuit de choisir la sécurité. J’avais soif et toute excuse était bonne pour ne faire plus qu’une journée de marche et ainsi boire les trois litres alloués à une deuxième journée dans le désert. Je pris la décision de garder toutes mes ressources intactes jusqu’au petit matin. Je pensai que la fatigue altérait mon discernement et qu’il valait mieux attendre d’être reposé pour prendre une décision. Une fois le soleil levé je déciderai s’il fallait se lancer à l’assaut des cinquante derniers kilomètres avec deux jours de provisions ou si je devais plutôt rejoindre cette réserve à une quinzaine de kilomètres, auquel cas je ne garderai des ressources que pour une journée et consommerait le reste avant de me mettre en marche.
Je trouvai le sommeil sans difficulté. Je rêvai toute la nuit que je buvais ces trois litres d’eau. Je me réveillai plusieurs fois au milieu de mes rêveries, persuadé que mes poches à eau étaient désormais vides. Je vérifiais alors frénétiquement que l’eau était toujours là. Consommer mes vivres maintenant signifiait n’avoir plus qu’une journée de réserve et être contraint de mettre fin à cette traversée en me rendant le lendemain à la réserve touristique. J’employais toute mon énergie à lutter contre la soif, car au fond de moi je désirais ardemment aller au bout de cette aventure. Il me fallait conserver ces provisions jusqu’au bout.
Quelle fut ma surprise lorsque le lendemain matin j’aperçus un sentier plat au milieu de l’infinité de rochers, celui-ci était situé à quelques mètres de ma tente. La veille, cherchant un endroit plat au milieu de ces rochers pour y poser la tente, j’avais aperçu cette exploitation de sel au loin. Elle m’offrait quelques mètres de terrain plat ou m’installer pour la nuit. Pris de fatigue j’avais monté le camp sans remarquer la présence d’une route à quelques mètres de là. Ce sentier était mon salut ! Il connectait cette exploitation de sel à l’un des villages au sud du désert. Je fus tellement heureux de n’avoir pas bu mon eau la veille. Quelle aurait été ma déception si j’avais aperçu ce sentier, rendant la fin de mon aventure possible, juste après avoir consommé mes réserves nécessaires pour aller au bout … Heureusement il en fut autrement.
Je marchais de manière effrénée, heureux de rattraper le retard accumulé les jours précédents. J’avançais bien, cependant mes problèmes quant à l’eau continuèrent. En cette quatrième journée, j’avais un tel désir d’avancer que je parcourus 30 kilomètres. L’effort augmenta la soif au point que je bus près de cinq litres durant cette journée. Soit pratiquement deux litres de plus que les trois litres d’eau initialement prévus par journée de marche. À la fin de la journée, il ne me restait plus que 1,2 litre pour les 20 kilomètres qui m’attendaient le lendemain.
Pour cette dernière journée, je suis donc parti très tôt afin de commencer à marcher dans la nuit et ainsi ne pas subir la chaleur du soleil. Cela me donna l’avantage de limiter ma soif durant les premières heures de marche. Je répartis ensuite ces 1,2 litre restant sur les dernières heures de la traversée. Vers midi j’arrivai à la Laguna La Punta. J’y terminai mes derniers centilitres d’eau. J’étais arrivé au bout du désert, mais je me trouvais toujours au milieu du néant. Il n’y avait rien et j’étais désormais sans eau. Je me résolus donc à marcher jusqu’à un aéroport de sel que m’indiquait ma carte. Celui-ci était situé à une dizaine de kilomètres et je pensai y trouver une voiture plus facilement qu’ici. Un peu plus de deux heures de marche après j’arrivai aux abords d’une route reliant l’aéroport à des villages environnants. Sébastien, un chilien passant par-là, s’arrêta et compris directement quelle fut ma situation. Il m’ouvrit la porte, m’accueillit dans sa voiture avec laquelle il se rendait à San Pedro de Atacama et me donna une bouteille d’eau. J’étais parti ce matin avec 1,2 litre d’eau pour 20 kilomètres, et depuis mon arrivée à la Laguna La Punta presque trois heures auparavant je marchais désormais sans eau. Cette fois c’était vraiment limite, je ne repartirai plus sans réelle connaissance du terrain.